Rencontre avec Tony Meloto, bâtisseur de rêves et innovateur social qui vise l’éradication de l’extrême pauvreté aux Philippines d’ici 2024

Après plusieurs rencontres autour de l’entrepreneuriat social en France ou en Angleterre, j’ai eu la chance de revoir Antonio Meloto lors d’un congrès international en Roumanie dans la belle région de la Transylvanie. « Tito Tony » comme l’appellent affectueusement lesTony Meloto, Nicolas Cordier philippins a un parcours de vie inspirant qui ouvre une voie nouvelle où se côtoient fidélité envers les plus pauvres et esprit d’entreprise, bénévolat et business. L’audace, le professionnalisme et la créativité de l’entrepreneur au service de l’éradication de la pauvreté font bouger les lignes !

D’un bureau de multinationale aux bidonvilles

Fils d’enseignant, Tony a eu une brillante carrière professionnelle dans son pays : cadre dirigeant chez Procter & Gamble puis créateur d’entreprises. Crise de sens et fort Bagong Silangquestionnement sur les inégalités dans son pays l’amènent à s’engager dans l’association Couples for Christ (CFC). Il cherche les conditions d’une croissance pour tous. C’est avec cet organisme qu’il part à la rencontre des jeunes délinquants de Bagong Silang, le plus grand bidonville de Manille au nord de cette mégalopole de 12 millions d’habitants.

De cette immersion naîtra le premier camp pour jeunes chefs de gangs qui aura pour nom « Gawad Kalinga » ce qui en langue tagalog signifie partager et prendre soin. Ce « share & takeWalang Iwanan care » sera le principe de base du mouvement qu’il initie pour restaurer la dignité des plus pauvres afin, comme le dit le dicton philippin « walang iwanan », de ne laisser personne en retrait. Si la pauvreté advient quand on oublie de prendre soin de ses semblables, la culture de Gawad Kalinga (GK) veut y répondre en incitant à dépasser ses seuls intérêts personnels et à s’engager à donner le meilleur de soi-même, de ses compétences et de son temps pour permettre aux pauvres d’atteindre leur plein potentiel.

Croire en ses propres richesses requiert d’un changement de mentalité !

Tony Meloto en est convaincu : les Philippines sontt un pays qui n’a aucune excuse pour rester pauvre. C’est un territoire riche en ressources.  « Nous avons 12 millions d’hectares fertiles prêtes à être cultivées et néanmoins 18 millions de philippins ont des problèmes d’alimentation. 99% des nos produits laitiers sont importés et 85% de nos chocolats proviennent de pays qui n’ont pas un seul cacaotier sur leur territoire alors que le climat des Philippines est idéal pour la production des meilleures fèves de cacao ! Clairement, nous n’avons pas su jusqu’à présent administrer correctement cette terre fertile pour permettre à tous de bien y vivre et éviter par là-même l’exil à l’étranger de plus 12 millions de personnes, qui enrichissent par leur travail des pays qui le sont déjà ! »

« Pour profiter de ces atouts et ressources naturelles, il faut redonner une dignité et une fierté à ce peuple qui s’est laissé enfermer dans une mentalité d’esclave pendant des siècles ! » : c’est le principal enseignement d’un homme qui s’est laissé « se réinventer lui-même » au contact des plus pauvres.

Gawad Kalinga : construire des communautés pour éradiquer la pauvreté

Logo Gawad KalingaEn 2003, fort de cette expérience avec les pauvres, l’ancien businessman fonde l’ONG Gawad Kalinga où il applique les principes de l’entreprise. « Giving the best to the least », ce qu’il y a de meilleur pour les plus petits, signe un style de travail alliant professionnalisme et générosité. En moins de dix ans, l’organisation est devenue le plus grand mouvement par et pour les philippins avec 1 million de bénéficiaires dans 2.000 villages. 25.000 bénévoles réguliers participent aux différentes actions qui mobilisent ponctuellement jusqu’à 1 million de volontaires chaque année !

Le défi qu’il se propose de relever est ambitieux : débarrasser le pays de la pauvreté d’ici 2024 en aidant 5 millions de foyers à retrouver leur dignité.

L’image ci-dessous est magnifique ! C’est le symbole du peuple philippin, conscient de sa force, où des gens de milieux différents s’unissent pour porter ensemble l’énorme fardeau de la pauvreté, signifié ici par le chaos des bidonvilles, et le jeter dans l’abîme…

Together we can end poverty, Gawad KalingaCela symbolise l’esprit de partage du bayanihan qui unit et fédère une communauté autour d’un objectif particulier, traditionnellement le déplacement d’une maison vers un nouvel emplacement, et dans le cas de ce court spot vidéo (0’57’’), c’est l’invitation à participer à la vision GK2024 d’éradication de la pauvreté, en partageant de son temps, de ses talents et de ses ressources :

La première phase de ce programme (2003-2010) s’est attaquée à la justice sociale : de la terre aux sans-terres, des maisons aux sans-abris et de la nourriture aux affamés. Ces trois piliers de la mission de Gawad Kalinga visent à créer dans tout le pays des communautés d’une cinquantaine de maisons qui deviennent à terme des villages autosuffisants et écologiquement responsables.

Building community to end povertyLa construction de logements en dur remplace les bidonvilles grâce à la mobilisation de tout un écosystème orchestré par GK : entreprises privées, pouvoirs publics, réseau de bénévoles et les bénéficiaires eux-mêmes. Les anciens squatters des bidonvilles participent ainsi activement à la construction de leur logement et des infrastructures, c’est leur sweat equity (apport en sueur), c’est également leur dignité et leur employabilité qui sont en jeu.

De grandes entreprises comme Air France-KLM, Hyundai, Nestlé, Philips, Procter & Gamble, Shell ou Unilever participent à ces programmes. Cette approche holistique de la lutte contre la pauvreté en aidant les gens à s’aider eux-mêmes, avec des partenariats multipartites fait de la GK Way un modèle qui inspire bien d’autres réalisations, aux Philippines et ailleurs : Indonésie, Cambodge, Papouasie Nouvelle Guinée,…

Destination changemakersDeux jeunes français, partis pendant un an pour étudier comment contribuer au changement d’échelle de ces entreprises sociales, ont réalisé un magnifique résumé de ce qu’est Gawad Kalinga dans cette vidéo de 3 minutes. C’est le projet Destination Changemakers mené par Jonas Guyot et Matthieu Dardaillon entre septembre 2012 et juin 2013. Leur site présente également d’autre vidéos et articles sur Gawad Kalinga, notamment publié sur l’Express.fr

L’éducation et l’agriculture viennent compléter l’acquisition de logement, avec notamment un fort travail sur l’éthique et les valeurs pour éveiller la capacité créatrice et la responsabilité.

Des activités génératrices de revenus pour une autonomisation des personnes

Une deuxième phase du développement de GK est programmée sur la période 2010-2017 : elle consiste à développer des social business toujours plus innovants avec comme objectif l’autonomisation des communautés par la création d’activités professionnelles et l’exploitation des richesses naturelles du pays.  Il s’agit d’assurer les moyens de subsistance pour l’autosuffisance alimentaire, la préservation de l’environnement, la santé et l’éducation des communautés. C’est la dimension « durable » du volet justice sociale, pour des actions pérennes dans le temps.

Center for Social Innovation Gawad KalingaPour accélérer la dynamique des programmes en vue d’éradiquer la pauvreté aux Philippines en 2024, Tony sait qu’il faut rêver grand et que seuls les entrepreneurs ont la capacité de changer les façons de faire et de penser. C’est ainsi que Gawad Kalinga crée en 2010 le Center for Social Innovation (CSI), un incubateur de social business. Dans la même logique de co-création et de partenariats multipartites, ce centre vise à rassembler autour des communautés GK de jeunes créateurs d’entreprise et des diplômés des meilleures universités du pays pour initier diverses activités.

GK Enchanted FarmFin 2011, le concept de « Enchanted farm » voit le jour au lieu-dit Barangay Encanto à Bucalan au nord de Metro Manila, qui donnera son nom à ces fermes enchantées. Pour éviter l’exode rural, des activités génératrices de revenus sont co-créées entre des entrepreneurs et des membres des communautés GK : production de fromages fins, hôtel / massage, restaurants, produits de soins pour le bain et le corps, etc. Cette pépinière d’entreprises sociales a réussi à « ré-enchanter » la région ; 25 nouvelles enchanted farm devraient voir le jour dans les prochaines années dans le pays.

Human Nature logoAnna, la propre fille de Tony Meloto, a lancé avec son mari Dylan Wilk entrepreneur anglais et sa sœur Camille, une société de cosmétique bio appelée Human Nature. Cette entreprise sociale qui travaille avec des ingrédients bio produits localement, en association avec les communautés GK, connait un développement rapide. N°1 aux Philippines, l’entreprise s’internationalise et sera bientôt la première multinationale sociale au monde.

Bambike and bambuildersUn autre exemple d’entreprise sociale est celui de Bambike qui fabrique des vélos en bambou. Sur la base de l’exploitation locale du bambou, cette entreprise innovante permet de générer de l’emploi local durable.

Le développement de l’entrepreneuriat est devenu une priorité du gouvernement philippin. C’est ainsi que Tony Meloto co-préside le nouveau « Conseil National de l’Entrepreneuriat », avec l’objectif de favoriser l’émergence de 500.000 entrepreneurs sociaux d’ici 2016.

La troisième phase de programmation de la vision GK2024, prévue à partir de 2018, concerne le progrès social d’une génération de citoyens ayant pris leur destinée en mains « pour passer d’un niveau de subsistance à un niveau de prospérité, passant de la honte à la fierté, du second rang à celui de citoyen du monde première classe. »

Un entrepreneur social innovant, reconnu internationalement, dont le service des autres reste la première priorité

Skoll World Forum Tony Meloto Luis OquineñaEntrepreneur atypique, Antonio Meloto a été reconnu «Entrepreneur social de l’année» en 2010 aux Philippines par Ernst & Young et la Fondation Schwab. C’est à ce titre, qu’il est intervenu au World Economic Forum de Davos l’année suivante. En 2011, il recevra les honneurs du «Nikkei Asia» puis le prix de l’Entrepreneur social 2012 par la Fondation Skoll avec le directeur général de Gawad Kalinga Luis Oquineña (ici sur la photo avec Sally Osberg et Jeff Skoll).

Infatigable voyageur, il intervient dans de nombreux forums et universités sur tous les continents, devant des associations, des syndicats ou les représentants des entreprises. Premier ambassadeur de son pays – il aime à dire aux européens que l’Asie ne se limite pas à la Chine ! – il a refusé des places dans des ministères pour se concentrer sur sa mission. Dans son livre « Bâtisseur de rêves« , il indique clairement qu’il apprécie plus la liberté de servir que le pouvoir de diriger… « I value the freedom to serve more than the power to rule. »

Tony Meloto cherche avant tout à transmettre son optimisme radical et la foi que la pauvreté n’est pas une fatalité : « Je continue à découvrir la puissance de la foi et de la grandeur de l’esprit humain en osant défier l’impossible. La clé principale qui ouvre de nombreuses portes fermées, c’est l’engagement et la détermination à ne pas abandonner les pauvres et à ne pas laisser mourir notre rêve pour notre pays. »

Le Figaro, Les rêves de Tony MelotoQuelques jours après la publication de cet article, Le Figaro (bien inspiré !) dressait un portrait de Tony Meloto dans son édition du 11 juin 2013 que je rajoute donc ici en complément…

> Voir l’interview sous-titrée en français de Tony (4’10 ») sur l’Express.fr

Traiter le pauvre comme un membre de ma famille, chaque communauté comme ma propre maison

« Si je veux créer un espace propice à la prospérité et la paix, ma première priorité doit être d’apprendre à voir en chaque homme un frère et un voisin et non pas un ennemi, une victime, une « ressource pas chère payée » ou un objet de pitié… S’ils font partie de ma famille, les pauvres méritent alors de moi l’engagement de mon temps, de mes talents et de mon argent pour les aider à restaurer leur dignité et leur offrir une meilleure qualité de vie.

Les bidonvilles produisent les maladies et les criminels. La faim est une cause majeure de conflit dans les zones rurales. Je dois ainsi élargir ma définition de la famille pour y inclure les criminels et les rebelles si je veux réduire la menace à l’encontre de ma propre famille de sang.

Je dois voir les bidonvilles et les dangereux territoires des banlieues comme si c’était ma propre maison – car ce n’est que lorsque j’élargis ce périmètre en le faisant mien que je suis amené à vouloir le rendre plus sûr pour tout le monde… »

Tony Meloto & filipinos childrenSoyons des révolutionnaires pragmatiques !

Tony Meloto fait partie de ces personnes hors du commun, simples et déterminés, qui montrent que changer le monde est possible et qu’on peut le faire joyeusement ! Comme Muhammad Yunus souvent évoqué dans ce blog, sa trajectoire et son charisme font de lui un emblème de l’inventivité et de la solidarité de l’être humain au service de la dignité et de l’autonomie du plus grand nombre.

Face à l’incapacité des acteurs traditionnels (privés, publics ou associatifs) de relever – seuls – des défis sociétaux de plus en plus complexes, il illustre que la pratique entrepreneuriale appliquée au changement social permet de construire des solutions durables et à grande échelle.

Les entrepreneurs sociaux sont des révolutionnaires pragmatiques : ils reconnaissent l’intérêt de l’économie de marché qui, lorsqu’elle est fondée sur de vraies valeurs, permet un développement économique, social et environnemental durable. Les profits ne sont alors qu’un moyen, pas une fin en soi, qui viennent sanctionner positivement l’accomplissement d’autres finalités.

En août 2013, Tony Meloto est intervenu lors de l’université d’été du MEDEF, le patronnat français. A cette occasion, il a été interviewé sur LCI : 

Hope at GK

A propos Nicolas Cordier

Social business intrapreneur, corporate changemaker, dreamer and doer, blogger on liberated compagnies, open innovation & how to be an actor in a changing world
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5 commentaires pour Rencontre avec Tony Meloto, bâtisseur de rêves et innovateur social qui vise l’éradication de l’extrême pauvreté aux Philippines d’ici 2024

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  2. Ping : Le Social Business, une nouvelle manière de créer de la valeur partagée ! | Nicolas Cordier

  3. TANCOANO dit :

    Merci Nicolas de me permettre de relire cette entreprise au service du pauvre,du plus demuni
    Cette mise debout de l’Homme en l’aidant en retrouver sa dignité et sa fierté nois fait prendre conscience de notre mission sur terre:aimer et seulement aimer.Je l’ai écouté en Roumanie lors du congrès de Sambata.Vivement que cette contre la pauvreté inspire tous les engagés de Fondacio afin que le Diru advienne!
    Doeudonné R1 de Fondacio Burkina

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  5. Ping : La Silicon Valley du Social Business existe, je l’ai rencontrée. Voyage inspirant au cœur de l’écosystème Gawad Kalinga aux Philippines. | Nicolas Cordier

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