« Qu’est-ce qui nous rend humains ? » ou l’invitation à dépasser nos clivages pour construire un nouvel art de vivre ensemble

Dans un monde globalisé qui ressemble parfois de plus en plus à un immense supermarché ; face à l’essor de la technologie qui envahit nos quotidiens au point qu’une part importante de nos échanges se fait par réseaux sociaux interposés, la question « Qu’est-ce qui nous rend humains ? » est pleine de sens. C’est aussi le titre d’un livre que son auteur Jean-Louis Lamboray a eu la gentillesse de m’adresser à sa sortie en avril 2013.

Qu'est-ce qui nous rend humains, Jean-Louis LamborayCe livre est d’abord un récit qui se fonde sur différentes expériences dans le monde, au départ liées à des réponses nouvelles et efficaces dans la lutte contre le sida. En s’interrogeant sur ces nouvelles façons de faire qui permettent de réels progrès, l’auteur nous amène à découvrir le « pouvoir décapant » du regard positif sur la vie d’autrui. En refaisant confiance en l’homme, en valorisant ses forces et la capacité de tout groupe à résoudre de manière durable les problématiques auxquelles il est confronté, ce récit s’adresse à tous ceux qui veulent redonner du sens à leur engagement et interroge aussi bien les pratiques managériales en entreprise que le renouveau du rapport avec les bénéficiaires dans le secteur social.

En ce sens, des parallèles peuvent être faits avec des réflexions déjà partagées dans ce blog : l’absence d’être dans notre économie (Emmanuel Faber), l’entreprise qui croit que l’homme est bon (Jean-François Zobrist) ou la présomption de confiance comme base du management (Laurence Vanhée et Frédéric Lippi), la confiance dans le potentiel inexploré des plus pauvres (Muhammad Yunus) ou la force des communautés locales pour éradiquer la pauvreté (Tony Meloto) ou plus récemment sur le ‘goût de l’autre’ et l’économie comme lieu de lien (Elena Lasida)…

Mettre les personnes au centre des solutions, une vision souvent absente dans nos organisations !

Dans les années 1990, alors que l’épidémie du sida continuait à fortement se développer, seuls le Nord de la Thaïlande, l’Ouganda et le Brésil avaient réussi à faire reculer le virus. A la base de cette réussite, les habitants de ces trois zones géographiques avaient expérimenté un cheminement commun : ils étaient sortis du déni, ils avaient fait du sida leur affaire et agissaient localement pour en venir à bout.

Dr Jean-Louis LamborayIntrigué par ces expériences et les résultats à contre-courant de la tendance générale, le docteur Jean-Louis Lamboray a cherché à comprendre et à partager ces bonnes pratiques. Ce médecin belge a démarré sa carrière pendant 13 ans au Congo Kinshasa en contribuant à la mise en œuvre de la réforme des services de santé de ce pays puis comme conseiller en santé à la Banque mondiale à Washington. Impliqué dans le processus de création d’ONUSIDA, il y travaillera pendant près d’une décennie de 1995 à 2004.

Dans un premier livre publié à l’automne 2004 « SIDA, la bataille peut être gagnée », Jean-Louis pose un diagnostic plein de bon sens mais loin des solutions techniques SIDA, la bataille peut-être gagnée, JL Lamborayglobales des ‘experts’ : « La bataille contre cette épidémie ne se gagne ni dans les cabinets ministériels ni dans les buildings des grandes institutions internationales mais dans les chambres à coucher ! C’est en s’appuyant sur les solutions conçues par les communautés locales, les malades et leurs familles que le sida recule. Et les résultats de ce véritable ‘vaccin social’ sont spectaculaires : en Thaïlande, dans une province du nord, la prévalence de séroposivité chez les jeunes gens de vingt et un ans est passée de 20 % à 1 % en dix ans de mobilisation. Pendant ce temps, au Bostwana, l’espérance de vie a baissé de trente ans… »

Devenir acteurs de leur vie, reprendre en main leur destin pour répondre aux enjeux majeurs auxquels ils devaient faire face : l’approche par la compétence pour trouver des réponses locales semble être efficace. Jean-Louis essaiera de développer cette approche terrain, bien loin des approches macro des ‘spécialistes’, au sein d’ONUSIDA, sans succès. C’est ce qui l’amena à quitter cette organisation pour créer en 2004 l’association La Constellation. Tel un laboratoire d’innovation ouverte et partagée, ses membres visent à diffuser la compétence face au sida plus vite que le VIH lui-même, en stimulant le partage d’expériences.

Le changement vient de ce qui va bien !

L’appropriation locale de leur santé est la clé du succès des zones dans lesquelles la maladie a reculé. Ouvrir la discussion, se responsabiliser par rapport à la problématique est fondamental pour utiliser l’accès aux soins.

Qu'est-ce qui nous rend humains, membres de La ConstellationPour Jean-Louis, le changement vient donc de ce qui va bien. Il ne vient pas de ce qui est apporté aux populations. Le sida est, à cet égard, un exemple typique. « Quand on va au devant d’endroits où les gens sont infectés, dans quelle position se trouve-t-on ? On voit ce qui ne va pas ou ce qui va ? Dans le monde occidental, notre attitude de base reste de voir ce qui ne va pas au lieu d’apprécier les forces vives et les choses qui vont bien. Mais avant d’arriver à cela, et pour espérer des résultats significatifs, la première chose à changer c’est le regard, «the way of thinking.» Nous devons tous être convaincus que chaque personne, chaque communauté a en elle-même les ressources pour résoudre ses problèmes. «The ways of working» signifie que lorsque nous sommes en interaction avec ces gens, nous sommes aussi là pour apprendre d’eux, et non pas seulement pour enseigner.»

C’est donc avant tout une invitation à changer notre regard pour construire une approche basée sur la confiance dans les capacités, souvent inexploitées, des personnes, en arrêtant de penser que nous avons la solution à leur place pour tout. Ici encore, les parallèles avec le management des entreprises libérées ou l’innovation de rupture que représentent les projets de social business sont grands !

« Une fois que nous découvrons nos forces, nous passons à l’action. »

Le livre démarre par un court témoignage qui résume bien l’énergie et l’engagement qui découlent de la confiance et de la responsabilisation : « Moi, je suis un gangster. Ma police me connaît. Jusque-là, mon boulot c’était de braquer des banques et de violer les filles. Maintenant, je me rends compte que ma vie est plus importante que cela ! » C’est Kasure qui parle. Il habite à Goroka, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Depuis quelques mois, il rend visite aux personnes malades du sida et encourage les jeunes à prendre leurs Réunion communauté localeresponsabilités face au VIH. Quand on lui demande ce qui a provoqué ce changement, il répond : « Pendant vingt ans, des ONG sont venues nous dire « Abstenez-vous ! Soyez fidèles ! Utilisez des préservatifs ! On les écoutait à peine. Puis une équipe de la Constellation m’a révélé mes forces. Personne ne m’avait jamais dit que j’avais des forces… Alors, maintenant, je les emploie ! »

Dans un contexte différent, on me rapportait récemment une anecdote qui a marqué les esprits des dirigeants d’un grand groupe de distribution français et les a confortés dans leur transition vers une nouvelle posture managériale, au service du développement et de l’engagement de leurs collaborateurs. Lors de son pot de départ en retraite, un employé de magasin dit à ses responsables « Pendant trente ans, vous avez payé pour avoir le travail de mes bras. Pour le même prix, vous auriez pu avoir aussi ce que j’avais dans la tête ! » Les organisations doivent donc vivre le lâcher-prise du command & control pour profiter pleinement de la force de « ceux qui savent parce qu’ils font. »

L’expérience contagieuse de La Constellation : plus d’un million d’acteurs dans vingt pays !

Together we're striving for Life CompetenceDepuis dix ans, La Constellation est une organisation de facilitateurs et un mouvement de communautés. En quittant le monde des organisations internationales, Jean-Louis Lamboray et tous les pionniers de cette approche communautaire étaient loin d’imaginer l’ampleur que le mouvement allait prendre. De la lutte contre le sida initialement, il s’applique également à la lutte contre le paludisme ou le diabète et peut s’étendre à de nombreuses problématiques de la vie des organisations…

Processus de Compétence communautaire pour la vieL’approche s’est construite progressivement et a été modélisée en tant que « Processus de la Compétence Communautaire pour la Vie » avec comme principe fondamental l’affirmation que les communautés pensent et agissent par elles-mêmes. La Constellation forme ainsi des « facilitateurs » qui stimulent les communautés à passer à l’action par une démarche qui apprécie les forces et stimule l’appropriation locale. Ainsi, les échanges ne sont pas basés sur les faiblesses des gens mais au contraire sur leurs forces. L’approche SALT (Support to Action Learning Team) est le mode d’interaction, véritable ADN de La Constellation. Il révèle les capacités des communautés à construire une vision de leur futur, à faire le point, à agir, à s’adapter et à apprendre. > en savoir plus sur SALT

La ConstellationCette approche « appréciative » a vocation à se diffuser largement jusqu’à échapper des mains de l’association elle-même. Jean-Louis explicite l’image de ce réseau planétaire : « Les communautés qui réagissent sont comme des étoiles: elles montrent le chemin vers la Compétence à la Vie. Lorsque les communautés communiquent entre elles et apprennent les unes des autres, elles créent une Constellation en croissance continue. »

Community Life Competence, connecting local responses around the worldLe site Internet de la Constellation détaille le Processus de la Compétence Communautaire pour la Vie et donne de nombreux témoignages de ce que les gens disent à propos de cette approche. Il est également très intéressant de voir combien reconnaître ses propres forces et passer à l’action change les personnes, les communautés et les organisations elles-mêmes. Les illustrations dans différents pays et contextes laissent entrevoir le potentiel de ces graines de changement > voir ici.

Une sagesse nouvelle, fruit de l’expérience de millions de personnes, comme source d’inspiration ?

Qu'est-ce qui nous rend humainsLe livre « Qu’est-ce qui nous rend humains ?» et le site Internet associé déclinent certains chapitres qui peuvent s’extrapoler à de nombreuses sphères de l’activité humaine et notamment stimuler notre remise en cause pour une gestion plus efficace et durable de nos organisations :

Une solution technique n’existe pas pour chaque problématique d’un monde qui semble chaque jour davantage être dans une impasse : les problèmes de santé et les grandes pandémies sont toujours présents même quand les remèdes sont connus ; les alarmes et autres caméras de surveillance n’ont pas fait disparaître l’insécurité et les énergies renouvelables ne suffisent pas à une consommation sans modération…

C’est une bonne nouvelle ! Car cela veut dire que l’humain reste au centre des solutions à apporter pour inventer un nouvel art de vivre ensemble. A partir de l’expérience de lutte contre le sida, Jean-Louis Lamboray invite plus largement à un changement de regard – positif et décapant ! – pour transformer le monde avec l’énergie du changement. Le processus de compétence communautaire pour la vie est une approche simple qui peut s’appliquer à beaucoup de nos organisations, pour rechercher le sens profond de nos actions ou faire face à un défi commun.

A propos Nicolas Cordier

Social business intrapreneur, corporate changemaker, dreamer and doer, blogger on liberated compagnies, open innovation & how to be an actor in a changing world
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7 commentaires pour « Qu’est-ce qui nous rend humains ? » ou l’invitation à dépasser nos clivages pour construire un nouvel art de vivre ensemble

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  2. Paul LOKOTO dit :

    A ce qui concerne l’approche SALT beaucoup des témoignages et de confirmation des services collaborateurs des acteur ou de machiniste de l’approche en RDC par des documents écrits tel que à la province du Kasaï oriental dans le Sankuru.

  3. Prosper dit :

    Cette approche est originale, je m’en ai beaucoup inspiré dans mes activités au Togo dans l’approche ce comité d’hommes de la Croix- Rouge Togolaise après lorsque j’ai eu accès à ce document par le biais de M. Blaise. L’humilité, la force de la ressource locale, la responsabilisation et l’autonomisation de l’humain dans la marche vers l’accomplissement de son propre bien être a été les aspects importants que je ne peux me permettre d’oublier après lecture de ce livre. Compréhensible. Pour les autres lecteurs après lecture croissez ce livre avec l’approche PHAST. Vous devez des nains sur l’épaule des géants et vous voyez plus loin.
    Que c’est formidable

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